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Comme tous les hommes de théâtre russes, Piotr Fomenko connaît bien le dramaturge (auteur de quarante-sept pièces et initiateur d’un ton nouveau dans le théâtre russe au milieu du XIXe siècle). Il est familier de l’œuvre d’Ostrovski qu’il aime : c’est la cinquième fois qu’il monte une de ses oeuvres, et la seconde fois qu’il met en scène La Forêt (la première, c’était il y a plus de vingt ans, en 1979, au Théâtre de la Comédie de Léningrad).
Cinq actes, douze personnages, un enchevêtrement de rapports humains et de relations de classes. Tout un monde paysan est là, grouillant d’intérêts, de rêves, de renoncements. Depuis la jeune fille pauvre, recueillie avec charité par une riche veuve, puissante propriétaire et ridiculement sensible au charme d’un très jeune étudiant, sans oublier l’intendante à l’étrange servitude, le naïf jeune paysan pragmatique, le raffiné à la cravate rose, l’officier de cavalerie en retraite jusqu’aux deux acteurs de théâtre ambulant qui finiront par dénoncer les travers d’une société de province, égoïste et cruelle : que de chemins à emprunter, que de vies à découvrir ! On avance dans cette œuvre comme dans une forêt qui aurait le pouvoir de charmer et d’effrayer, tout en préservant la vie et le rire. Cette comédie, par son amertume lyrique et ironique, ses multiples niveaux d’action et de conscience, son jeu de métaphores, est une œuvre qui fonde l’identité du théâtre national russe. Créée en 1871, cette pièce est constamment reprise et reste, à ce jour, la plus représentée dans les théâtres de Russie. Elle fut baptisée, par un célèbre critique de l’époque, « le théâtre shakespearien de l’actualité russe ». C’est à quarante-sept ans, au sommet de sa gloire, qu’Alexandre Ostrovski écrivit en 1840 La Forêt. Il avait vingt-quatre ans et terminé ses études de juriste lorsque sa première œuvre fut publiée. Toute sa vie, ses pièces furent représentées dans les théâtres impériaux et diffusées dans les plus importantes revues. En marge de son impression-nante production, il devait fonder l’Assemblée des Auteurs dramatiques russes, qu’il présida jusqu’à sa mort, et accepter la charge de directeur artistique des théâtres de Moscou. Considéré comme un maître du théâtre de mœurs, il a dressé une fresque sociale minutieuse de la Russie, à travers des situations et des personnages représentatifs, dans une langue savoureuse et juste. Fomenko et Ostrovski par Béatrice Picon-Vallin « L’art du poète dramatique ne réside point dans l’invention de l’intrigue impensable, mais dans l’explication de l’événement invraisemblable par les lois de la vie. » / Alexandre Ostrovski À Moscou, au Théâtre Maly qu’on appelle la " Maison d’Ostrovski ", il y a toujours au moins cinq ou six pièces de cet auteur au répertoire chaque année. Familier de l’œuvre d’Ostrovski, disait-on : Fomenko a l’impression de " sentir son esprit, ses intonations, la musique de sa pensée, de son discours, de ses pauses ". Dans ses pièces, Ostrovski, qui connaît bien la vie de son temps et en particulier les rapports de force fondés sur les lois de l’argent et du commerce, peint avec un relief tout particulier le milieu des marchands que, s’il est quant à lui un noble désargenté, il a fréquenté et dont il sait l’importance dans la société. Mais tout autant que fin observateur de la vie, Ostrovski est un homme de théâtre, un poète qui a approfondi le patrimoine théâtral européen en traduisant Cervantes, Shakespeare, Gozzi, Goldoni, et qui est proche des acteurs avec lequels il correspond, et qu’il sait diriger, en particulier en leur lisant ses textes (on dit qu’il excellait dans la lecture des rôles féminins). Dans ses pièces, le monde du théâtre est donc souvent présent, et La Forêt est en cela une de ses œuvres emblématiques, une des plus belles, où " la vie et le théâtre se testent mutuellement, se font passer un examen, qui se conclut par le triomphe, éphémère, de l’amour. C’est une sorte de mélodrame, palpitant de théâtralité " dit Fomenko. Le conflit essentiel entre théâtre et vie qui structure cette pièce, comme déjà Les Innocents coupables qu’il a montés au Théâtre Vakhtangov en 1993, passe aussi dans La Forêt par celui qui oppose les deux comédiens, personnages centraux, l’acteur comique et l’acteur tragique. Auteur prolixe, à la langue très riche, aux tournures subtiles, Ostrovski a écrit des pièces où, selon Fomenko, " le mot est tout ". Mais il est par là même très difficile à rendre en français. Le metteur en scène avance même qu’ "Ostrovski n’est pas moins difficile à traduire que Pouchkine ". Pour que le spectacle ne dépasse pas quatre heures, il a fallu couper la pièce de façon à la concentrer, sans toucher cependant à sa construction. Fomenko y a travaillé avec le traducteur André Markowicz, mais il ne s’agit pas seulement ici de contraintes temporelles. Des coupures s’imposaient, car certains passages difficiles à rendre en français auraient pu empêcher le public de suivre " la perspective du sujet et du spectacle ". Il fallait donc suivre " les lois de la perception du spectateur ", et raccourcir de longs monologues, intraduisibles dans leur totalité, pour leur garder toute leur acuité. Ce travail sur l’adaptation est déjà une proposition de mise en scène, puisque dans cette " version scénique " se trouvent déjà en germe les solutions de Fomenko pour imaginer - dans la gestuelle, les déplacements, la chorégraphie, les pauses, les silences, les monologues intérieurs, et la musique dont il a longuement choisi tous les morceaux -, des " compensations " aux coupures. Le texte a d’ailleurs ainsi bougé tout au long des répétitions au fur et à mesure de l’avancée du travail avec les acteurs. C’est avec Loups et brebis, spectacle de fin d’études, que sa première promotion d’élèves, noyau aujourd’hui de l’Atelier Piotr Fomenko, son théâtre, a fait en juin 1992 ses premières armes en public et ciselé son jeu, dans un spectacle qui est toujours joué aujourd’hui . Car Ostrovski est un matériau privilégié pour composer ce que Fomenko appelle la " partition du rôle " et celle des atmosphères, complexes, où l’acteur, qui doit jouer à la fois son rôle et l’ensemble du spectacle, saura en même temps dire, faire, penser et ressentir des choses différentes, et où il fera vivre son personnage en trois dimensions, dans l’espace bien sûr - ponctué ici par le scénographe Igor Ivanov de souches d’arbres coupés net - , mais aussi dans le temps passé, présent, futur. Si le metteur en scène amoureux des mots sait en traduire le filigrane en langage théâtral, il sait aussi parler des énigmes du texte, qu’il faut tenter d’élucider, sans pourtant tout éclaircir. Il a ainsi découvert, au prix d’une lecture minutieuse qu’Axioucha, qu’il apparente à la Catherine de L’Orage, était enceinte. Etonnement, énigmes, mystère de la vie, magie du théâtre, ces mots tournent savoureusement et malicieusement dans la bouche de Fomenko quand il parle de cette Forêt à créer sur la scène. Fomenko et la Comédie-Française par Igor Ivanov, scénographe : « C’est en 1971, à Léningrad que nous avons, Piotr Fomenko et moi-même, travaillé ensemble pour la première fois au Théâtre de la Comédie, où j’étais chef-décorateur. Le théâtre l’avait invité comme metteur en scène et il avait choisi la pièce d’A. Azbouzov, Cette chère vieille maison. Dès qu’a commencé cette collaboration, nous avons constaté notre communauté de vues, notre défense passionnée des mêmes choix théâtraux et esthétiques, y compris sur les choses de la vie. Nous sommes devenus amis, et ce tandem créateur nous a amenés à monter toute une série de spectacles, parmi lesquels : La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux, Le Mariage et Le Jubilé de Tchekhov, Le Vieux Nouvel An de Rochtine, Le Misanthrope de Molière, La Forêt d’Ostrovski... Ensuite Fomenko est parti à Moscou, et de mon côté, je suis allé travailler au Théâtre d’Opéra et de ballet Kirov en qualité de chef-décorateur, poste que j’ai occupé pendant environ 10 ans. Sur le plan artistique, le temps où j’ai travaillé avec Fomenko a été pour moi le plus heureux dans ma longue pratique des théâtres dramatiques. Pendant longtemps, nous nous sommes limités à nos seules relations d’amitié, mais il était convenu entre nous, que, si mon concours était nécessaire, j’abandonnerais toutes mes occupations pour revenir à notre collaboration artistique. Alors est arrivée la proposition de Fomenko pour La Forêt d’Ostrovski à la Comédie-Française. Dès que nous avons commencé à travailler sur la pièce, j’ai été captivé par sa nouvelle vision de l’œuvre d’Ostrovski. Les années de réflexion sur cette pièce des plus difficiles la lui font percevoir de manière encore plus profonde et originale. Il développe de façon détaillée et nouvelle la ligne de conduite des personnages et leur psychologie. Si, pour les décorateurs, travailler avec Fomenko est difficile, c’est néanmoins très intéressant. Il entretient avec ceux-ci des rapports de grand respect et jamais il ne commandera une scénographie comme on commande un vêtement chez un tailleur. La liberté est totale. Dans ses réflexions sur la pièce, le plus compliqué est malgré tout de déceler intégralement ses intentions et de créer une scénographie accordée à ce qu’il ressent. Sachant que Fomenko est passionné par l’improvisation, je ne définis jamais à l’avance la place des objets et les éléments de décor qui seront utilisés par les acteurs. Je dois composer ma scénographie de telle sorte qu’aucun de tous ces déplacements ne puisse en altérer le schéma initial. Je ne souhaite pas concrètement parler de la scénographie de La Forêt. Ma conviction est que le peintre, le décorateur n’ont pas à expliquer leur travail et orienter ceux qui le regardent dans un sens ou dans un autre. Plus l’artiste œuvre dans un but commun - le spectacle - sans se préoccuper exclusivement de la scénographie, plus il a de valeur comme décorateur de théâtre. En conclusion, je voudrais de tout cœur remercier tous ceux qui travaillent dans les ateliers et les techniciens de plateau pour leur professionnalisme et leur compétence. » Salle Richelieu - Comédie-Française Représentations : Avec : Equipe :
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